Mesdames et Messieurs les IA-IPR de Lettres,
Nous, enseignants de Lettres de l’Académie de Dijon, tenons à vous alerter au sujet de la réforme du Choc des Savoirs.
La réforme voulue par le Premier Ministre n’est pas sans poser des difficultés d’ordre professionnel, philosophique, structurel et organisationnel dont, nous n’en doutons pas, vous êtes tout à fait conscients ; et nous ne venons pas ici pour vous les énumérer ni vous les rappeler. En revanche, nous tenions à dire notre sentiment de désarroi, ainsi que notre colère face à l’application à marche forcée d’une réforme qui nous semble injuste et délétère sur tous les plans, éthique comme professionnel. Nous sommes inquiets et bien plus que cela, comme cette lettre tâchera de l’exprimer.
Nous sommes inquiets, mais notre inquiétude ne porte pas sur notre capacité ou non à porter cette réforme, à harmoniser nos pratiques ou à concevoir des évaluations permettant le classement des élèves dans les différents groupes de besoins (puisque telle est la nomenclature officielle). Notre inquiétude ne porte pas non plus sur notre aptitude à faire progresser des élèves parfois condamnés à traîner derrière eux des difficultés dues au déterminisme social. Ce désir de réussir à combattre les inégalités, nous le portons avec nous depuis toujours et ce n’est pas cette ultime réforme qui suffira à le réaliser. Notre inquiétude ne porte pas sur un potentiel besoin de ressources pédagogiques.
En tant que concepteurs de notre enseignement et experts de notre discipline, en tant que professeurs dévoués à la réussite de nos élèves, en tant que passionnés de littérature profondément attachés à l’idée même de transmission, nous sommes surtout consternés d’avoir à subir une réforme qui questionne notre expertise, nous transformant en simples exécutants, en banque d’exercices standardisés que nous serons contraints de traiter en un temps limité, prédéterminé, lors de réunions hebdomadaires contraignantes et chronophages qui se mueront en champs de bataille quand se heurteront les préférences des uns et des autres.
Nous sommes aussi navrés d’avoir à renoncer à la relation privilégiée et particulière qui lie souvent le professeur de français à ses classes du fait d’un
volume horaire important, et cela au profit de groupes transitoires, d’un défilé permanent d’élèves que nous aurons tôt fait de confondre et auxquels nous n’aurons pas même le temps de nous intéresser, que nous n’aurons pas même le temps d’évaluer intelligemment sur le long terme.
Nous sommes également dépités de ne plus pouvoir assurer sérieusement la mission de professeur principal et de savoir qu’ainsi, nous participerons à la désorganisation du fonctionnement de nos établissements. Non, un professeur principal qui n’a jamais rencontré ses élèves ne peut pas fournir un travail de suivi digne de ce nom. Et ce ne sont pas dix semaines disséminées dans l’année qui permettront d’assurer cette tâche honnêtement.
Nous sommes absolument indignés d’avoir à renoncer à notre liberté pédagogique qui est au cœur de notre envie d’enseigner. Demander à des
professeurs de Lettres de produire des progressions communes, de limiter les projets d’écriture longue, de renoncer aux projets pédagogiques, aux sorties culturelles, d’étudier des œuvres imposées (choisies en amont lors de réunions collégiales, sources inéluctables de conflits entre collègues et de frustration), demander tout cela à des spécialistes d’une matière censée favoriser l’esprit critique et d’initiative, une matière supposée développer la sensibilité, la créativité et l’empathie, il s’agit à nos yeux d’un non-sens.
Outre les difficultés logistiques évidentes auxquelles nous serons confrontés (manque de matériel, séries disponibles pour une seule classe à la fois, emplois du temps personnels difficilement conciliables), nous nous trouvons confrontés à une difficulté idéologique de premier ordre. Nous ne voulons pas travailler dans de telles conditions.
L’injonction de concertation perpétuelle, l’alignement de nos emplois du temps, la réduction (inédite depuis des décennies) de notre liberté pédagogique nous indignent au plus haut degré. Nous ne comprenons pas pourquoi notre matière est ciblée à ce point et avons le sentiment que les concepteurs de cette réforme n’ont qu’une idée très vague de ce à quoi ressemble une progression annuelle ou une séquence de lettres. À nos yeux, nier que le français est une matière dont l’enseignement dépend de la formation, de la sensibilité et des goûts de celui ou celle qui le transmet est la marque désespérante d’une méconnaissance totale de notre discipline et de ses aspirations.
Nos inspecteurs, qui connaissent les ressorts de cet enseignement pour l’avoir eux-mêmes pratiqué et nous l’avoir transmis, peuvent-ils fermer les yeux sur ce dévoiement de notre métier ? Le silence que vous observez depuis plus de deux mois maintenant nous le fait craindre.
Comment construire chez nos élèves des savoirs et des compétences complexes, qui nécessitent un délai indispensable de maturation (comme
l’argumentation ou l’analyse de texte) lorsqu’on nous demandera arbitrairement, sur de simples contraintes de calendrier, de restructurer les groupes ?
Comment aurons-nous le temps de tisser un lien de confiance avec nos élèves, avec leurs parents si nous ne les voyons que sporadiquement, quelques
semaines dans l’année ?
Comment pourrons-nous sérieusement mesurer leurs progrès et évaluer leurs besoins ? Que dirons-nous aux élèves de 6e perturbés de découvrir que leur nouveau professeur de français ne présente pas ses cours de la même façon que son prédécesseur ? Devons-nous pousser le concept d’harmonisation jusqu’à l’absurde et décider en réunion de quelle couleur nous ferons écrire les titres des séquences, des séances ou les définitions de cours ?
Peut-on sérieusement croire que nous aurons assez de temps de concertation pour nous réunir toutes les 5-6 semaines afin de parler des progrès de tel ou tel élève dont nous aurons, entre temps, oublié le nom et les capacités ? Car non, nous ne sommes pas des machines et la nécessité de s’adapter à un nouveau groupe conduira inévitablement un professeur à se désintéresser des précédents.
Comment ne pas se sentir dépossédés de notre savoir et de notre expertise quand nous apprenons que des personnes n’ayant pas suivi un cursus littéraire pourront aussi bien que nous enseigner à des collégiens ? Nos années d’études ont-elles si peu de valeur ? Quelle confiance pouvons-nous encore avoir envers une institution qui prétend nous dire comment travailler ? Est-ce à dire que pendant toutes ces années, nous avons été dans l’erreur et avons inculqué de mauvaises pratiques à nos élèves ? Avons-nous volé nos salaires ? Comment ne pas avoir le sentiment qu’il s’agit d’une mise au pas de nos méthodes d’apprentissage ?
Dans les salles des professeurs, de plus en plus de collègues évoquent l’idée de demander un bilan de compétences, ou caressent la perspective d’une
démission pure et simple. Le métier fait face à l’une des pires crises de vocation de son histoire et le nombre de candidats au concours baisse de façon vertigineuse. Pousser vers la sortie ceux qui ont délibérément choisi cette carrière n’est probablement pas la façon la plus pertinente d’inciter ceux qui hésitent sur le seuil à s’y engager.
Mesdames et Messieurs les IA-IPR, nous ne venons pas vers vous pour quémander des ressources pédagogiques. Nous avons déjà ce qu’il nous faut
dans nos ordinateurs (celles que nous avons mis des années à élaborer, à créer, à améliorer) et dans notre tête car nous sommes des concepteurs. Nous ne sollicitons pas de conseils sur la meilleure manière de trier nos élèves. Nous rejetons l’idée d’avoir à le faire. Nous ne voulons pas que vous nous expliquiez comment enseigner quand nous le faisons avec tout notre cœur et notre savoir-faire depuis des années. Nous venons vers vous pour vous dire que nous sommes inquiets mais que nous sommes aussi consternés, désolés, dépités, sidérés, indignés.
Nous sommes fatigués.
Télécharger la lettre aux IPR de lettres
Les signataires de ce courrier sont des professeurs, syndiqués ou non syndiqués, des équipes de Lettres modernes et classiques des établissements suivants :
- Collège La Croix des Sarrasins à Auxonne
- Collège Georges Brassens à Brazey-en-Plaine
- Collège La Champagne à Brochon
- Collège Louise Michel à Chagny
- Collège Robert Doisneau à Chalon-sur-Saône
- Collège Camille Claudel à Chevigny Saint Sauveur
- Collège Clos de Pouilly à Dijon
- Collège Henri Dunant à Dijon
- Collège Les Lentillères à Dijon
- Collège Les Hautes Pailles à Echenon
- Collège Henry Berger à Fontaine-Française
- Collège Roland Dorgelès à Longvic
- Collège Pierre Vaux à Pierre-de-Bresse
- Collège Jean Rostand à Quetigny
- Collège Jean Bertin à Saint-Georges-sur-Baulche
- Collège Les Chênes Rouges à Saint-Germain-du-Plain
- Collège David Niepce à Sennecey-le-Grand
Avec le soutien de nombreux collègues de lycée : Lycée Jean-Marc Boivin à Chevigny Saint Sauveur, Lycée Hilaire de Chardonnet à Chalon-sur-Saône, Charles de Gaulle à Dijon et Eiffel à Dijon.